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Chef renommé et penseur du goût, Christian Sinicropi ne se contente pas de créer des plats. Il propose une philosophie culinaire. Depuis Cannes, où il officie, il défend une cuisine du vivant, consciente et respectueuse. Rencontre avec un cuisinier qui fait dialoguer l’assiette avec la vie.
Pour Christian Sinicropi, cuisiner n’est pas simplement assembler des produits ou rechercher des saveurs. C’est d’abord reconnaître la vie dans ce que l’on transforme.
Il rejette fermement le terme « produit » souvent employé dans le langage gastronomique. À la place, il parle du « considérable » : ce qui fut un être vivant, un animal, une plante. Derrière un « vulgaire morceau de viande », il rappelle la présence d’une vache, d’un veau, d’un cochon. Des existences entières, qui méritent d’être respectées dans l’acte même de les cuisiner.
C’est cette prise de conscience qui fonde ce qu’il appelle la cuisine du vivant. Une approche sensible, presque spirituelle, où chaque ingrédient est regardé non comme une matière inerte, mais comme un ancien vivant, porteur d’une mémoire et d’un sens.
Avec le psychanalyste Jean Pageaud, Christian Sinicropi a coécrit un ouvrage au titre ambitieux : Pour un contrat social culinaire du vivant. Ce texte théorique propose une vision nouvelle de la cuisine, à la croisée de la philosophie, de l’écologie et de l’éthique.
Le contrat social dont il est question vise à rebattre les cartes de notre rapport à l’alimentation. Il invite à considérer l’acte de manger comme un lien entre les êtres vivants, humains et non-humains, passés et présents. Dans ce contrat, le cuisinier devient médiateur, passeur de sens, garant d’un équilibre à respecter.
La pensée de Christian Sinicropi ne s’arrête pas à la théorie. Elle infuse dans sa pratique quotidienne. Son parcours professionnel, tout comme sa sensibilité culinaire, n’a cessé d’évoluer.
Il évoque sa cuisine comme une histoire d’amour. Et l’amour, dit-il, change, se transforme avec le temps. Sa cuisine aussi : elle est passée de la haute couture gastronomique à une expression plus personnelle, plus ancrée dans une réflexion sur le vivant.
Il parle de « cuisine d’auteur », comme on parlerait de cinéma ou de littérature. Une cuisine signée, habitée. À cela, il ajoute aujourd’hui la cuisine du vivant, nouvelle strate dans son parcours.
Installé à Cannes, Christian Sinicropi puise dans les racines historiques de la région pour nourrir son imaginaire. Il évoque les couches de civilisation qui se sont succédé sur la Côte d’Azur : les Phéniciens, les Grecs, les Romains… Autant de cultures qui ont façonné le territoire.
Selon lui, cette superposition culturelle donne naissance à une richesse unique. Une richesse que l’on retrouve dans les goûts, les savoir-faire, les traditions culinaires. Et qu’il intègre dans ses créations.
Pour lui, Cannes n’est pas seulement un décor ou un cadre de travail. C’est un lieu porteur d’une mémoire collective, d’un patrimoine vivant que la cuisine peut transmettre et réinterpréter.
Dans une remarque franche, Sinicropi rappelle que Paris, souvent érigée en vitrine de la gastronomie française, ne représente pas la diversité réelle du pays.
Il insiste sur la pluralité des cultures régionales : celle du Sud, mais aussi celles du Nord ou du centre. À ses yeux, la France culinaire est une mosaïque de territoires, de terroirs, de manières de vivre et de manger. Et Cannes, avec son identité propre, a toute sa place dans ce paysage.
Il défend donc une cuisine décentralisée, enracinée dans les régions, ouverte aux influences locales. Une manière aussi de rappeler que la gastronomie ne doit pas être confisquée par une élite parisienne, mais s’ouvrir à toutes les voix.
Plus qu’un cuisinier, Christian Sinicropi se définit comme un amoureux du vivant. Cette formule résume sa démarche. Elle traverse tout ce qu’il fait : ses plats, ses mots, ses gestes.
Il ne s’agit pas de nostalgie ou d’un retour aux sources idéalisé. C’est une vision active, volontaire. Une manière de résister à une cuisine trop technique, trop abstraite, qui oublierait ce qu’elle manipule : des êtres qui ont vécu.
Ce lien au vivant, il le revendique dans un moment où les crises écologiques, sanitaires et sociales posent la question du sens. Que mange-t-on ? Comment ? Pourquoi ? Des interrogations fondamentales, auxquelles la cuisine peut – et doit – répondre.
Au fil de ses mots, Sinicropi compose une véritable philosophie de la cuisine. Il articule mémoire, territoire, conscience, éthique et amour. Il montre que l’assiette peut devenir un lieu de pensée, de lien, de respect.
Son discours dépasse les cuisines professionnelles. Il s’adresse à tous ceux qui mangent, qui cuisinent, qui partagent un repas. En rappelant que derrière chaque aliment se cache une histoire, une vie, une présence.
Le projet de Christian Sinicropi est politique, au sens noble. Il appelle à changer notre regard, à reconsidérer le monde vivant dans lequel nous sommes insérés.
Sa cuisine devient alors un outil de transformation, un acte de résistance. Elle oppose la conscience à l’indifférence, l’attention au gaspillage, le respect à l’exploitation.
Ce n’est pas une cuisine moralisatrice, mais une cuisine lucide. Qui sait ce qu’elle fait. Et qui invite, doucement, à faire de même.
Christian Sinicropi incarne une voix singulière dans la gastronomie française. À la fois chef et penseur, il redonne à la cuisine sa profondeur humaine et vivante. En faisant du vivant un « considérable ».
DB+IA 03/04/2025