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Dans Le Pain du partage, Géraldine Giraud, journaliste, documentariste et autrice, redonne vie à une mémoire discrète, enfouie sous le silence des générations : celle des boulangers italiens venus du petit village piémontais de Niella Tanaro. Ces hommes, dont son propre arrière-grand-père fut l’un des pionniers, ont quitté leur terre pour venir faire du pain en France, notamment pendant la Première Guerre mondiale, alors que les boulangers français étaient mobilisés.
« Il dormait sur les sacs de farine, faisait le pain pour les Français », raconte Géraldine Giraud dans un entretien passionné. Elle évoque cet âge d’or des années 1920 où plus de trois cents boulangers originaires du même village s’étaient installées sur la Côte d’Azur.
Ce n’est pas un hasard si Niella Tanaro est devenu un “village de boulangers”. Dans cette bourgade piémontaise, les enfants apprenaient dès le plus jeune âge à pétrir la pâte avec leurs parents dans le four communal. Lorsque la guerre éclate, leur savoir-faire devient une ressource précieuse : les Français étant au front, la demande de main-d’œuvre se fait urgente. Malgré les réticences de l’administration française, des permis de travail sont accordés aux Italiens, non sans tensions. Une intégration difficile, parfois même violemment contestée.
« C’était pratiquement une révolte nationale », confie l’autrice. Le préfet de l’époque avait dû intervenir pour défendre le droit de ces étrangers à exercer leur métier.
Au fil des décennies, ces artisans de la farine ne sont pas restés de simples exécutants. Beaucoup ont bâti des affaires florissantes, ouverts des fournils, parfois même des chaînes. Géraldine Giraud a suivi le destin d’une vingtaine de familles issues de Niella Tanaro, retraçant leur parcours d’intégration — ou de marginalisation.
Le livre explore ainsi les dilemmes identitaires vécus par ces immigrés : rester Italiens, ou devenir Français ? Certains ont choisi la naturalisation et se sont fondus dans le tissu national. D’autres, par attachement ou par conviction, sont restés Italiens, au prix d’une vie souvent marquée par la précarité ou le rejet.
L’histoire prend parfois des accents plus sombres. Lors de la Seconde Guerre mondiale, certains boulangers italiens sont internés dans les mêmes camps que les réfugiés espagnols de la Retirada. Géraldine Giraud exhume ces épisodes méconnus, absents des manuels scolaires, à travers les archives mais surtout les témoignages de descendants.
« Un d’eux m’a dit : ‘Je préfère que vous l’écriviez dans un livre. Moi, je ne peux pas transmettre ça à mes petits-enfants. C’est trop douloureux.’ »
L’exode de Niella Tanaro ne s’est pas arrêté aux frontières françaises. Des membres de cette diaspora boulangère ont posé leurs valises à Paris, aux États-Unis, en Argentine. Une véritable constellation de parcours, marquée par l’attachement viscéral à leur village d’origine.
Un épisode particulièrement émouvant évoqué par Géraldine Giraud concerne une photographie de Robert Doisneau. Le célèbre photographe avait immortalisé un boulanger du 14ᵉ arrondissement à Paris, sans que l’on sache qu’il était lui aussi originaire de Niella Tanaro. Des décennies plus tard, le petit-fils de ce boulanger — Luigi Maronne — fait imprimer une des photos et la ramène au village, symboliquement, pour « enterrer son grand-père là où il aurait voulu reposer ».
Au-delà de l’écriture, Géraldine Giraud a engagé une véritable démarche de transmission. En réalisant un documentaire sur cette histoire, elle est retournée à Niella Tanaro, où elle a été rejointe par le maire, Gianmario Mina. Ensemble, ils ont remis en fonctionnement le vieux four communal à l’abandon depuis trente ans. Une fête du pain a été relancée, des blés anciens réensemencés, des terres remises en culture.
« En redécouvrant son passé, le village se réinvente un présent et même un avenir », affirme-t-elle avec émotion. Un jumelage a même été établi avec la ville de Yssengeaux, en France, où se trouve l’École nationale supérieure de pâtisserie, dirigée par un enfant du village.
Pour Géraldine Giraud, cette enquête s’est transformée en quête existentielle. Ce retour aux racines a été un bouleversement personnel : elle a acheté une bergerie sur place, construit de nouveaux projets liés au pain et à la transmission. Elle envisage même un film d’animation pour poursuivre cette aventure.
« Ça m’a permis de comprendre pourquoi j’avais choisi ce métier de journaliste. » Loin du simple devoir de mémoire, Le Pain du partage devient un outil de reconstruction identitaire — pour elle comme pour ceux qu’elle raconte.
Si le récit s’ancre dans un lieu précis, il porte en lui une portée bien plus large. En filigrane, Le Pain du partage est une réflexion sur l’intégration, la migration, la résilience, la transmission.
« L’idée, c’est de raconter un siècle d’intégration sur le territoire à travers des épisodes méconnus de la grande Histoire », insiste Géraldine Giraud. De l’unification italienne en 1860 à la fête du pain contemporaine, c’est un trait d’union entre la France et l’Italie qui se dessine, à travers le destin de ces familles modestes devenues passeuses de culture.
Le livre, enrichi de photos d’archives familiales inédites, de lettres, d’anecdotes intimes, donne chair à cette mémoire collective. Il évoque la douceur du pain partagé, mais aussi l’amertume de l’exil. Et surtout, il nous rappelle que derrière chaque croûte dorée, il y a souvent une histoire à raconter — une histoire de courage, de transmission, de silence, et parfois, de rédemption.
Avec Le Pain du partage, Géraldine Giraud ne livre pas seulement une enquête. Elle tend un miroir aux mémoires oubliées, répare un silence familial, redonne voix à ceux qui n’ont pas su ou pu dire. Et ce faisant, elle trace un sillon — comme un sillon de blé ancien — pour que d’autres puissent y semer leur propre histoire.
OT + IA