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Photographe majeur du mouvement « Black is Beautiful » dans l’Amérique des années 60, Kwame Brathwaite fait l’objet d’une rétrospective inédite en Europe. Pensée et présentée par François Chemla, cette exposition met en lumière une œuvre où l’image devient un outil d’émancipation culturelle. Entre mode, musique et mémoire, un parcours visuel engagé, longtemps resté dans l’ombre.
À travers une exposition inédite en Europe consacrée à Kwame Brathwaite, François Chemla ravive l’héritage visuel du mouvement « Black is beautiful ». Une immersion dans les racines esthétiques et politiques de l’africanité revendiquée, au croisement du graphisme, du jazz, de la mode et de la photographie.
Photographe de musiciens et ancien directeur du musée Nicéphore Niepce, François Chemla découvre très tôt le travail de Kwame Brathwaite à travers les pochettes de vinyles. Il en perçoit immédiatement la force : une esthétique fière, radicale, résolument noire. « J’ai une belle collection de vinyles, je connaissais déjà Brathwaite par ses pochettes magnifiques, et donc Millie Jackson », se souvient-il.
Ce n’est qu’ensuite qu’il comprend la portée de ce travail : fondateur avec son frère de la African Jazz-Art Society and Studios (AJASS), ce photographe et designer new-yorkais fut l’un des pionniers d’un langage visuel destiné à libérer les représentations afro-américaines.
L’exposition montée par Chemla revient sur cette dynamique culturelle née dans les années 60 à New York. Inspiré par les idées panafricaines de Marcus Garvey, Brathwaite initie, avec le collectif AJASS, une révolution esthétique visant à reconnecter les Afro-Américains à leurs racines africaines. Leur slogan ? Black is beautiful. Leur objectif ? Affirmer une beauté noire, naturelle, fière.
« C’est pas du tout dans la logique conflictuelle de Malcolm X ou des Black Panthers, précise Chemla. C’est une autonomie formelle. Une solidarité du groupe. » Loin de l’affrontement, il s’agit d’une affirmation par l’image, une insurrection douce et puissante qui s’appuie sur le jazz, la mode et la photographie.
Au cœur de ce travail : les événements Naturally ’60s, véritables manifestes visuels organisés par Brathwaite et AJASS. Défilés de mode mettant en avant des femmes noires aux cheveux naturels, accompagnés de concerts live, ces soirées affirment la beauté noire sans compromis. « C’était Mac Roach à la batterie, se souvient Chemla. Incroyable ! »
L’exposition présentée par Chemla restitue cette atmosphère unique, mêlant photos, archives sonores, documents d’époque et tenues originales. L’idée ? Montrer comment, dans un Bronx encore marqué par la ségrégation, un petit groupe a inventé une nouvelle grammaire visuelle pour dire l’Afrique, la dignité, l’avenir.
Pour Chemla, cette exposition répond à une nécessité. Trop longtemps invisibilisé, le travail de Kwame Brathwaite n’a jamais fait l’objet d’une rétrospective en Europe. « Ce n’est pas une expo blockbuster. Ce n’est pas du Picasso. C’est autre chose, mais c’est fondamental. »
Dans le centre d’art qu’il a fondé, entre Méditerranée et collines provençales, Chemla veut « tenir une petite flamme qui éclaire la conscience des gens ». Il s’adresse aussi bien aux amateurs de jazz qu’aux jeunes générations noyées dans le flot des images numériques, pour les aider à replacer les images dans une histoire, une lutte, un contexte.
Ce que Brathwaite propose, ce n’est pas une simple photographie. C’est une vision complète, cohérente, politique. « C’est une esthétique en rupture avec l’esthétique blanche dominante », explique Chemla. Mais sans haine ni agressivité. C’est une réponse par la création, par la forme.
Cette rupture se fait dans l’affirmation de soi, l’élégance, la construction d’un imaginaire collectif. « À travers la photographie, ils ont inventé des récits. Ils ont permis aux gens de se projeter dans des images qui leur ressemblent. »
Pour François Chemla, l’enjeu de cette exposition dépasse le simple hommage. Il s’agit de réhabiliter une pensée de l’image, de son usage et de sa réception. « Toutes les images sont orphelines, dit-il. Entre ce que le photographe veut dire et ce que le spectateur comprend, il y a toujours un écart. »
Ainsi, beaucoup verront dans ces défilés afro une simple célébration de la beauté. Mais sans connaître les références à Lumumba, à Marcus Garvey, à l’histoire des indépendances africaines. L’exposition s’efforce donc de restituer ce contexte, de recharger les images de leur sens premier.
Chemla refuse les discours enchantés sur le pouvoir de la photographie. Il l’a vu trop souvent : « Ce n’est pas les images de cercueils qui ont fait arrêter la guerre du Vietnam, dit-il. C’est quand les fils d’avocats et d’universitaires ont été envoyés au front que ça a bougé. » L’image, selon lui, ne provoque pas l’histoire. Elle l’accompagne, parfois elle la confirme.
Mais il reconnaît à la photographie une autre vertu, plus intime : sa capacité fictionnelle. « Elle permet à chacun de se raconter sa propre histoire. Elle offre des points d’accroche, des récits à soi. »
Aujourd’hui, alors que les deepfakes, les IA génératives et les algorithmes bouleversent notre rapport au réel, François Chemla insiste : il faut éduquer à l’image. Apprendre à regarder, à comprendre, à contextualiser. L’exposition sur Kwame Brathwaite est aussi un acte pédagogique, un outil de transmission.
« Ce qu’on voit sur les téléphones, ce sont aussi des histoires. Il faut que les gens comprennent ce qu’ils regardent. » Et il ajoute : « Ce n’est pas du folklore. C’est une mémoire. Une politique. Une vision du monde. »
Le lieu où se tient l’exposition se veut à l’image de son contenu : exigeant, intime, singulier. Ni blockbuster, ni galerie aseptisée. Chemla l’a pensé comme un laboratoire, un espace de respiration. « Ce qu’on fait ici, ce n’est pas de la répétition. C’est une proposition. Une éthique. »
Avec sa collaboratrice Yasmine, rencontrée à Beyrouth, il mène ce projet comme on mène une conversation : avec rigueur, respect, lenteur. Prendre le temps de faire les choses bien. Donner aux œuvres leur juste place.
En consacrant cette rétrospective à Kwame Brathwaite, François Chemla ne propose pas seulement un voyage dans l’histoire du design noir américain. Il nous invite à reconsidérer la fonction même de l’image : non pas illustrer, mais construire. Non pas montrer, mais signifier. Non pas distraire, mais transmettre.
Et dans un monde saturé d’images, cette relecture s’avère salutaire. Parce qu’elle rappelle que certaines images, même si elles ont été effacées, méritent d’être vues. Et comprises.
RS + IA
16 juillet 2025