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En marge de la Fête de la Nature, un homme attire l’attention avec ses pierres aux histoires millénaires. Patrice Tordjman n’est pas un guide comme les autres. Géologue de formation, accompagnateur de montagne par passion, il fait le lien entre science et terrain, entre nature et culture, entre le minéral et l’humain. Rencontre avec un homme qui lit les paysages comme d'autres lisent les livres.
Patrice Tordjman se définit d’abord avec un brin d’ironie et beaucoup d’humilité : « Je dis toujours en rigolant que je suis le seul de la région et peut-être même un des rares en France. » Il est guide géologue. Un métier aussi rare que précieux. À la croisée des chemins entre la rigueur scientifique et la curiosité populaire, il emmène les visiteurs à la découverte des reliefs, des falaises et des cailloux qui jalonnent le territoire.
Il précise : « Je suis aussi guide de montagne, ce qu’on appelle accompagnateur. J’amène les gens en balade dans toute la région et je leur fais découvrir les paysages et je leur explique comment se sont formés les roches, les montagnes, les grottes, les canyons, etc. » En quelques mots, le cadre est posé : ce n’est pas un simple randonneur, mais un conteur de pierre.
L’occasion de l’interview est donnée par la Fête de la Nature. Patrice y a dressé un petit stand, modeste en apparence, mais véritablement captivant. Posées côte à côte, une vingtaine de pierres racontent chacune une histoire. « On m’a demandé aujourd’hui […] de présenter des roches de la région qui sont utiles à l’homme », explique-t-il. Il ne s’agit donc pas seulement de contempler des minéraux, mais de comprendre leur usage dans notre quotidien : murs, toits, plâtre, ciment…
Le visiteur découvre ainsi qu’un simple galet de grès danois pouvait servir à affûter les outils. Une pierre d’Auvergne, débitée en lauzes, protégeait autrefois les toitures des intempéries. Un fragment de marbre de Carrare, lui, évoque les sculptures classiques. Et bien sûr, la pierre ponce, seule roche capable de flotter, en raison des bulles d’air qu’elle emprisonne – souvenir des violences volcaniques passées.
La collecte des pierres est elle-même une aventure. Patrice les sélectionne au gré de ses randonnées. « Quand j’en vois une belle, je la ramasse. Et là, il y en a quelques-unes que je suis allé prendre exprès pour faire ce stand. » À l’instar d’un naturaliste ou d’un botaniste, il crée ainsi une petite bibliothèque de roches, un musée ambulant où chaque spécimen sert de support à la transmission.
Sa méthode repose sur l’observation directe, sur le terrain. Loin des laboratoires, c’est dans la poussière des chemins et sur les sentiers escarpés qu’il capte l’attention. Avec lui, un simple bloc de granite devient un témoin de l’histoire de la Terre, un pont entre des époques géologiques révolues et notre quotidien contemporain.
Loin d’un cours magistral, la démarche de Patrice est avant tout pédagogique. Les sorties qu’il organise sont autant d’invitations à la contemplation active. « Je fais beaucoup de sorties à la journée », précise-t-il, mais il organise également des excursions plus longues : « Quand on va plus loin, par exemple dans les Hautes-Alpes ou les gorges du Verdon, j’essaie de partir plusieurs jours. »
Ces voyages sont autant d’expériences humaines que scientifiques. Ils permettent d’approcher les formations rocheuses dans leur contexte, d’apprendre à lire un paysage comme une stratigraphie vivante. Il n’hésite pas à mélanger les disciplines : géologie, bien sûr, mais aussi écologie, histoire locale et même architecture.
Pour le néophyte, les pierres se ressemblent. Mais entre les mains de Patrice, elles retrouvent leur singularité. Certaines ont été taillées, polies, façonnées par l’homme. D’autres témoignent d’époques géologiques anciennes, de pressions et de températures extrêmes. D’autres encore, comme le silex, racontent la préhistoire et les outils premiers.
« Évidemment, les plus classiques, ce sont les ardoises utilisées pour les toits, le silex à multiples usages du temps de la préhistoire », énumère-t-il. Le propos est clair : la géologie ne se limite pas à la science des cailloux. Elle éclaire notre rapport au monde, à l’habitat, à l’environnement. Elle inscrit nos gestes les plus ordinaires dans une temporalité bien plus vaste.
Ce que Patrice transmet, c’est une manière de voir. À ses yeux, la roche n’est pas inerte. Elle vit, elle change, elle témoigne. Il suffit d’y prêter attention. D’ouvrir l’œil. « Voilà un petit pavé de granit… ici, c’est un galet de grès danois… ça, ça vient d’Auvergne… » Énumération simple, presque poétique, d’un inventaire à la Prévert des pierres de nos contrées.
Chaque échantillon, sorti de sa caisse, est une fenêtre ouverte sur un ailleurs : un volcan éteint, une mer ancienne, un chantier médiéval. Il y a là une véritable dimension narrative. Et si la science est au rendez-vous, elle ne prend jamais le pas sur l’émotion ou l’émerveillement.
Plus qu’un spécialiste, Patrice Tordjman est un médiateur. Il ne cherche pas à tout dire, mais à éveiller. Son but n’est pas d’enseigner de manière encyclopédique, mais de déclencher une étincelle : « Ah bon ? Cette pierre flotte ? » – s’étonne un visiteur. « Oui, c’est de la pierre ponce, elle est pleine de bulles d’air. » Une réponse simple, qui ouvre des mondes.
Cette approche sensible rend la géologie accessible à tous. Elle sort des salles de classe et descend dans les vallées. Elle redevient ce qu’elle a toujours été : une science de terrain, ancrée dans l’observation, et au fond, dans le plaisir d’apprendre.
Le portrait de Patrice Tordjman ne serait pas complet sans évoquer la générosité du geste. Il ne garde pas ses connaissances pour lui. Il les partage, les rend vivantes, utiles. À l’heure où l’on parle de reconnexion à la nature, de résilience, d’écologie profonde, il incarne une forme de sagesse géologique. Celle du temps long, du lien discret entre le sol et les sociétés.
Dans une époque marquée par la vitesse, son métier rappelle que certaines vérités prennent des millénaires à se former. Et qu’il suffit parfois d’un caillou ramassé en chemin pour en retrouver le fil.
DV + IA